LES EXPATS PREMIERE PARTIE : EXPLOSION

Adrien De Hoguet
8 min readMar 23, 2023

Septembre pointa le bout de son nez. La maison de Zen était finie, celle de Donia et Leon s’élevait lentement mais sûrement vers le ciel bleu. C’est sur ces entrefaites que Daniel nous ramena un nouveau coloc. Vous voyez Mimisiku dans “un indien dans la ville”? Le même costume! Un pagne rouge, une plume qui lui transperçait les narines, des bracelets et colliers un peu partout sur le corps… Il s’appelait Julito d’après ce que j’ai compris, car le bougre ne parlait pas anglais, seulement espagnol et allemand.

Le soir de sa venue, on lui offrit à manger. Puis comme on avait du rhum, on partagea. Dès qu’il vit l’alcool, il se rua dessus et se saoula comme un damné. Tomu m’apprit qu’il avait pourri les chiottes durant la nuit. Du vomi, et même du sang, bref, une vision digne d’un film d’horreur. Clairement le mec souffrait psychologiquement. Toujours est-il qu’il les nettoya et bien vite on oublia l’incident.

Il est vrai qu’il était instable. Toujours à courir partout ( il prenait du speed?), à ânonner des paroles incompréhensibles. Le seul instant ou il était calme, c’est quand il taillait ses pierres. Pour le coup, son travail était irréprochable. Comme il était à la dèche, je lui avais prêté mon scooter.

Ça ne m’empêchait guère de continuer mes projets. J’avais quasiment fini mon épée en bois, je continuai le bâton et le kung-fu. Mais en voyant les hauts piliers de mes amis, j’en vins à me questionner. Et si, moi aussi je construisais ma maison? Ne serait-ce pas formidable? Je pesai le pour et le contre pendant quelques jours avant d’aller voir Zen.

  • Mais c’est une très bonne idée! déclama-t-il en souriant. Vas-y fais-le!

Le lendemain, j’allai donc avec lui chez le charpentier ou j’achetai pour 250 dollars de bois. Des piliers, du bambou, du ciment…j’avais de quoi m’occuper pendant un moment. Paisiblement installé sur la charrette du livreur, je rêvassais en observant défiler les scooters sur routes sinueuses du Cambodge. J’allai construire ma maison!

Excité comme une puce, je me mis à l’ouvrage. Tracer un cercle à l’endroit des fondations. Ensuite, à l’intérieur de ce cercle, un carré. Chaque côté correspond à un pilier. Je commençai à creuser un trou. Quand je le jugeai assez profond, je me mis au ciment. Toute l’après-midi, je m’attelai à la tâche, remuant le mélange, cassant du caillou pour en faire du remblais. Donia et Zen faisaient de même, sciant des tasseaux pour leur toit. Au crépuscule, mon premier pilier était fixé. Torse nu, le corps suant, les jambes recouvertes de sable et de ciment, je contemplai mon ouvrage. Je regardai mes compagnons admirer le leur également. Belle synchronicité!

Daniel vint alors sur sa moto noire. Cela faisait plusieurs semaines qu’on ne le voyait plus, occupé à faire des allers-retours à Phnom-Penh. Il gara sa bécane et alla parler avec les autres un moment. Je vis leur visage se décomposer. Intrigué, dès qu’il eut fini son speech; j’allai le voir dans sa petite cabane.

Il ne souriait plus comme il en avait l’habitude. Assez froidement, il me lança qu’il désirait être seul pour le reste de la journée et qu’il nous enverrait des instructions ultérieurement.

  • La vie va changer ici, prophétisa-t-il en me donnant congé.

Qu’est ce que c’étaient que ces conneries?! J’allai en parler avec les autres qui avaient reçu le même propos, excepté Julito, qui semblait très ami avec lui. A la nuit tombée, nous reçûmes tous le même message sur nos téléphones:

Nouvelles règles

  1. Tous les jours, à 5:30 am, tout le monde à la plage. 1 heure de méditation, de yoga, quelque chose de silencieux
  2. La plage est nettoyée demain
  3. L’herbe de la propriété sera coupée après-demain
  4. Pas d’alcool
  5. Se lever à 5h30 est à partir d’ aujourd’hui une règle fixe ( et le restera)

Merci…

Nous étions abasourdis. Qu’était-il advenu du gars cool qui nous avait encouragé, accueilli…? Joy protesta ouvertement, répondant d’un commun accord que nous acceptions de bosser pour payer notre loyer ( on le faisait déjà de toutes manières. J’avais même acheté une débroussailleuse!). Mais qu’en aucune façon, nous ne ferions de méditation imposée, ou ne suivrions des ordres vides de sens.

La réponse fut très claire. Joy devait se barrer.

Cette nuit-là, nul ne dormit paisiblement. J’étais moi-même bien chamboulé. Comment un gars pouvait il changer aussi soudainement de comportement? Je me senti trahi, manipulé… Zen et moi bûmes du rhum jusque tard dans la nuit. On sentait que demain allait être une journée importante qui allait sceller nos destinées.

Avant d’aller se coucher, nous avions élaboré un plan avec les autres colocs. Tôt demain, nous irions tous ensemble la lui nettoyer cette plage. Pas de médiation. On verrait alors pour la suite des événements. Dans tous les cas, nous prendrions la défense de Joy.

Depuis tout petit, je détestais les conflits, A chaque fois que l’un d’eux se présentait, j’esquivais ou je me retranchais. Il semblait que cette fois, je n’avais guère d’autre choix que de l’affronter cette fois-ci.

La lumière du soleil me réveilla. Un temps superbe, pas un pet de nuage. La gueule enfarinée, je suivis les autres jusqu’à la plage. Avec une pelle, une bêche ou bien les mains, nous enlevâmes en silence les touffes d’herbe qui jonchaient la plage.

6h passa. Puis 6h30. Daniel n’était toujours pas levé. Cela réveilla en moi une rancœur envers lui. Si un “leader” ne suit même ses propres directives, à quoi bon l’écouter? Je continuai le travail, me préparant pour l’explosion qui allait survenir d’un moment à l’autre. Tous, nous attendions son réveil. Une tension forte s’installa à mesure de la tombée des secondes, des minutes.

Enfin, il sortit de sa cabane.

Il fut étonné de tous nous voir, même s’il n’en laissa rien paraître. Son regard se tourna instantanément vers Joy, occupé à arracher à mains nues les herbes folles. Nous ignorant, sans un mot, il se dirigea vers lui. Aussitôt nous arrêtâmes notre travail.

  • Je t’avais dit de partir, Joy. Tu n’as pas obéi à mes ordres.
  • J’aide mes amis à travailler, répondit simplement l’italien

Menaçant, Daniel avança d’un pas. Il lui promit que s’il ne décampait pas très vite, il allait appeler une bande d’hommes pas commodes qui se feraient un plaisir de l’expédier manu militari.

Pris d’une impulsion soudaine, je lançai fermement à Daniel :

  • Ceci… n’est pas juste!

Les autres s’avancèrent. Défiant l’homme qui révélait désormais son véritable visage, nous nous assemblâmes autour de Joy. Seul, Zen resta en retrait, neutre. Un duel silencieux s’engagea. Il ne dura que quelques secondes, mais avec quelle intensité ce regard glacé transperça-t-il nos âmes!

Nous ne reculâmes point.

Finalement, il se retira et, tranchant l’air d’une voix acérée :

  • Je vous laisse la journée pour partir, toi Joy et toi, Adrien. Si, à la fin de cet après-midi, vous êtes encore là, je prendrai des mesures expéditrices.

Il nous tourna le dos et retourna dans sa cabane sans un mot. Ce début de matinée nous avait tous bien éprouvé. Tout le monde était à bout, émotionnellement. Après un bref déjeuner, je m’effondrai comme une masse sur mon lit.

Je me réveilla dans l’après-midi avec une seule pensée. Paradise était fini pour moi. Je ressentis de l’amertume, de la déception…Ca me faisait surtout chier d’avoir cimenté mon pilier la veille! Les voies de la destinée sont mystérieuses parfois…

Je rassemblai quelques affaires dans mon backpack. Il me restait tout mon bois, ma billig, mes casseroles, mon jeu de palets…Daniel “m’autorisa” à venir les chercher plus tard. Cela me convenait, je voulais juste partir loin de cette maison pour aujourd’hui.

Le comble fut que Julito n’était toujours pas rentré avec mon scooter. Aucun moyen de partir. Qu’à cela ne tienne, je dénichai un moto-taxi. Arrivé à Kampot, je dénichai une petite guesthouse pas chère. Je dormis mal.

L’aurore apporta plus de clarté dans les idées. Je devais récupérer mon scooter et quelques autres affaires. Pour le bois, on verrait plus tard. Je revins à Paradise dans l’après-midi. Un cadenas brillant luisait désormais à l’entrée. Donia et leon étaient là, ils annonçèrent ma venue à Daniel qui m’ouvrit.

Il referma soigneusement le cadenas derrière lui.

  • Appelle moi quand tu as terminé de rassembler tes affaires, je te rouvrirai.

J’acquiesçai en silence. Je ne voulais pas lui parler. Je fouillai ma chambre, remplissant mon sac de quelques livres, crayons et bibelots diverses. J’allai jeter un œil à mon pilier. Le béton était sec, il ne bougeait pas d’un poil. Je résolus de le scier. Cet Allemand déjanté n’aurait pas une fibre de mon poteau!

J’entendis des voix animées dans la maison. Joy et Tomu étaient venus faire la même chose. Daniel avait refusé. A son insu, ils avaient escaladé le mur. l’Italien voulait en découdre, quitte à prendre des coups pour porter plainte ensuite. Tout le monde parlait en même temps, tentant de le calmer par de multiples arguments inutiles.

J’en eus marre. Marre de cette maison, de ce conflit. Pour couronner le tout, Julito avait peté un de mes rétros. La clé n’était plus la même. J’enrageai. Le cadenas du portail était toujours là. Daniel était au fond de sa cabane et les autres partaient en sucette dans la maison. J’escaladai moi aussi la grille et quittai ce lieu de folie.

Je passai l’après-midi à ressasser mes émotions en tourbillon dans ma tête. Je fumai un pétard en fixant le ciel parsemé de cumulo-nimbus. Je me sentais…déphasé. Comme un décalage horaire. Je revivais chaque situation, m’interrogeant sur les différents futurs qu’aurait engendré une autre action de ma part.

Un SMS m’éloigna de ma rêverie. Toute la coloc se réunissait en ville. Cela fit du bien. Soupirs de soulagement, yeux embués de larmes…On but des bières. Le plus dur était fait désormais. Le nœud était coupé.

Une partie de notre âme avait changé.

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