Releveur de compteur d’eau

Adrien De Hoguet
8 min readDec 14, 2023

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Dring Dring….

7h30…bon, dans une heure, j’suis au boulot. Je m’autorise 5 minutes à profiter de la chaleur nourricière de mon lit avant d’affronter le froid mois de décembre qui sévit dehors. Allez, on y va maintenant…

Je me lève, j’enfile mes fringues et vais me servir un café. Un gros mug. Bien chaud, micro-ondé à l’extrême. Je me pose avec un bouquin, quelques dizaines de minutes pour m’évader avant de devoir bosser 35h/semaine pour un boulot dans lequel je ne m’épanouis pas vraiment.

Au final, le meilleur moment de la journée, c’est …le café avec les collèges. J’aime bien y être une dizaine de minutes en avance histoire de relaxer avant le taf. Le lieu de rencontre, ç’est le centre de tri de la poste de Blain C’est un grand hangar que je pénètre en ouvrant à l’ide de mon badge. C’est une vraie fourmilière. Les postiers et les postières trient à l’aide de grandes étagères aux multiples tréfonds toutes les coursives de France et du Monde : colis, courriers, factures, magasines, lettres, recommandés…Dans un coin, une enceinte crashe des années 80 sur lesquelles certaines factrices chantent pour se motiver.

C’est pas trop mon souci, je préfère porter mon attention sur la table qui regorge de victuailles. Bouilloires et cafetières se disputent la place avec les croissants, pains au chocolat, canettes de coca, bananes…Un impressionnant nombre de baguettes s’aligne à côté de tranches de pâté, d’un bol de rillettes et même de jambon de parme. Je fais carburer la la machine à café à laquelle s’agglutinent maints fonctionnaires du service postal.

Mon gobelet chaud à la main, je pénètre dans la petite pièce qui nous tient lieu de bureau. Tous mes collègues sont présents : Amin, Menphis, Philémon, Martin et Melvin. Je leur serre la main ainsi qu’à notre chef, Gaël, un sympathique quinquagénaire à lunettes et aux cheveux qui tirent sur le blanc.

  • Ok les gars, déjà, bravo, on se rapproche de l’objectif. Le secteur de Blain est fini, il ne nous reste plus que celui du Gâvre, de Jans et de Nozay. Vous en avez assez pour aujourd’hui?
  • Moi, je suis toujours bloqué à Jans avec 250 relèves. C’te coin paumé! Y a que des fermes, je fais genre 30 compteurs par jour…
  • Moi 126 sur Nozay
  • 87 sur le Gâvre.
  • 51 sur le Gâvre pour moi.

Après avoir énoncé ce qu’il nous reste à effectuer pour la journée, on se saisit de nos outils de travail. Smartphone professionnel recouvert d’une coque bien dure et clés de voiture. On écrit notre heure d’arrivée, 8h30. Puis on se dirige vers le café ( j’en prends toujours un deuxième). Je roule ma clope et je suis les fumeurs dehors avec nos cawas.

  • Putain, nous dit Amin, hier, j’ai eu une petite vieille qui m’a montré sa collection de cactus pendant 10 minutes. Elle était super gentille mais hyper collante. Je pouvais plus rentrer dans la caisse!
  • Ah, les petites vieilles elles aiment bien causer…
  • Bah oui, elles sont seules pour la plupart, normal qu’elles veulent parler à un beau gosse comme moi, héhé!
  • Moi y a un gars, à 10h du matin, je toque à sa porte, j’lui dis pour l’compteur et il me propose de la coke! J’lui dis non, c’est bon. Putain y a quand même, y a des chtarbés dans le secteur!

La clope finie, chacun réunit ses affaires et se dirige vers son véhicule, nos Fiat 500. J’ouvre la portière, m’effondre plus que je ne me pose sur le siège avant et enclenche le contact. GPS enclenché, c’est parti, je pars pour le Cellier. C’est à 45 minutes de route mine de rien.

Allez, en avant! Je m’élance vers les routes bitumées de l’agglomération. Direction, le Cellier, un bled perdu à 45 minutes d’ici. Mes pensées vagabondent pendant le trajet. Il ne pleut pas, comme des milliers d’autres je vais bosser pour subvenir à mes besoins. Quel être humain peut-il se réjouir de travailler 5 jours/7 les meilleures années de sa vie? Comment en est-on arrivé là? Le confort d’un foyer et la sécurité financière prévalent ils au détriment de libertés élémentaires?

Nort-sur-Erdre-, St Mars du désert…et le Cellier. Des noms de villes, de villages et de rues émanent une poésie à laquelle je ne suis pas insensible. Même ma tournée est emplie de lieux mystérieux. La rue de la Funerie, le Sabot d’Or, la Coulée, le Bezerol, la rue du Verre de lait…Comment ces noms se sont-ils créés? Quelle histoire les a engendrés?

Trêve de rêveries, j’arrive à destination. Veste de la poste, tournevis, rossignol à bornes, gants, téléphone….Je suis prêt pour ma première relève. Je sors de la voiture et toque à la première maison de la rue. Comme bien souvent, c’est une petite vieille qui entrouvre la porte et m’observe d’un air légèrement inquiet. Je lui sors ma phrase d’accroche.

  • Bonjour, madame! C’est la Poste! On travaille avec Veolia pour relever votre compteur d’eau s’il vous plaît!
  • Ah…euh oui, attendez, j’appelle mon mari…Bernard! Bernard! Y a un monsieur qui est là pour le compteur d’eau! Le compteur d’eau! Viens donc!

Un vénérable ancien débarque, sorti de sa session télévisée. Très lentement, il enfile des chaussures pendant que je poireaute devant lui. Il me fait signe de le suivre. Au bout de sa cour, une plaque de béton apparaît, coincé entre 2 arbres.

  • Très bien, fis-je en enfilant mes gants. Y en aura pour 2 secondes.

Je soulève la plaque sous son œil attentif. Des bouts de polystyrène protègent le compteur, je les enlève jusqu’à le voir. Hop, une photo, je note l’index sur l’aappli. 42 mètres cube. Je replace le tout et lui souhaite une bonne journée. Il ne me quitte des yeux que lorsque j’ai franchi son portail.

Je continue ma tournée. J’ai de la chance, toutes les maisons s’alignent l’une en face de l’autre de la rue. Dans le jargon du facteur, je vais tricoter. Faire le numéro 2, puis le 3, le 4, le 5….zigzagant sur la route. En moins d’une heure, je relève ainsi une vingtaine de compteurs. Mon prochain territoire de recherche se situe à 150m vers le nord. Habitude de facteur, je ne mets pas ma ceinture pour y rouler. je me gare comme une merde sur le trottoir de gauche me dirige vers la maison. 18 rue du sabotier. Ah coup de bol, c’est une borne. Elles sont à l’extérieur, côté rue très souvent. Un quart de tour avec mon “rossignol”, un cercle dont le bord s’écarte en de multiples angles, et je l’ouvre. Ah, ça consomme plus ici que prévu. Je note “ consommation anormalement forte” sur mon phone et repars.

Dans cette rue, je constate que la sécurité du voisinage est omniprésente. Panneau avec l’œil exercé du “neighborhood watch” français, portails activés à distance, sonnettes derniers cris, caméras dans tous les sens… Je sens que je suis un intrus qui emmerde les braves gens. Certains m’ouvrent mais ne sortent pas du seuil de leur baraque qui se trouve 20 mètres plus loin. Ils me regardent soulever leurs plaques et referment le portail aussitôt mon départ. D’autres en revanche viennent me montrer l’endroit exact du compteur, me causant un peu.

A une ou 2 reprises, je croise cependant des jeunes de mon âge. Soit c’est un chômeur, soit il est en télétravail. Je reconnais ces derniers à leur casque quand ils m’ouvrent leur porte.

Un peu plus loin, je dois m’allonger sur le sol tellement le compteur est enterré profondément. Je distingue à peine les chiffres. Une autre fois, il est inondé mais je parviens à noter l’index.

La matinée tire à sa fin, je commence à avoir la dalle. Ou manger mon tupperware? Je déniche un parking sur Petit Mars, une bourgade d’à peine 1000 habitants. Y a une boulangerie et un PMU. Pendant que je bouffe mes pâtes froides vu que je n’ai pas de moyens de les faire chauffer, je dévore les fabliaux de l’Humpur de Pierre Bordage. Une tuerie ce bouquin, un humanoïde porcin qui part à la recherche de l’humanité dans un monde de chimères Je m’évade dans ces pages, le temps de mes 45 minutes de pause. Elle finit bien trop tôt à mon goût…Allez j’y retourne….

De fines gouttes s’écrasent sur mon pare-brise. De la flotte, génial. Elles dégoulinent à présent sur mon manteau tandis que je sonne au portail d’une cour envahie d’herbes folles. A 50 mètres plus loin, la porte d’entrée s’ouvre, une femme rondelette, la quarantaine. Elle ne bouge pas du seuil si bien que je suis presque obligé de crier pour me faire comprendre.

  • Bonjour, c’est la Poste! Je relève le compteur d’eau!
  • La Poste qui relève les compteurs d’eau? Vous avez votre carte professionnelle?
  • Oui, dans ma voiture. Donnez moi une minute.

Pestant contre le scepticisme de ces habitants, je farfouille sur le siège passager ou sont posés en vrac mon sac, des gants, une bouteille d’eau…et ma carte. Entretemps la daronne s’est rapprochée. Je la lui tends, elle la lit scrupuleusement en confrontant la photo et ma tronche. On dirait une contrôleuse des douanes!

Saisissant une télécommande de sa poche, elle m’ouvre le portail puis me désigne un endroit au fond du jardin.

  • Dans le fond, à côté du sapin. Sous la plaque.

Le sol est trempé, boueux. Avec mon fidèle tournevis, j’ôte le couvercle de plastique. Une grenouille s’échappe d’un îlot de polystyrène qui flotte dans la cavité. Bon, c’est inondé. Néanmoins, l’eau est assez claire. Je remonte ma manche et engloutis mon avant-bras dans le liquide froid afin de relever le clapet du compteur. Je relève les 3 chiffres qui se déforment au gré des ondulations, referme la plaque, sort un “merci, bonne journée”. C’est à peine si la femme me renvoie mon salut.

On enchaîne, direction le Champ Brezin, une zone industrielle. Cette fois, c’est un constructeur automobile à qui je dois m’adresser. J’entre dans leurs locaux, balance mon p’tit speech. Un homme chauve et trapu me salue et me conduit jusqu’à une plaque d’égouts. Cette fois mon fidèle tournevis peine à faire levier pour la soulever.

  • Plus dur que d’ouvrir une boîte aux lettres, hein? rigole le concessionnaire.
  • Aux grands maux, les grands moyens. J’ai d’autres outils, vous inquiétez pas.

J’ouvre mon coffre et en ressort un lève plaque de 1,80m jaune flamboyant. Ah, là ça rentre mieux…

J’en suis à combien? 47. J’ai le temps d’en faire une ou deux avant de rentrer. Le prochain compteur se situe dans la cambrousse. Je traverse des champs, des sentiers boueux et bosselés avant d’arriver à une ferme isolée. 2 chiens gigantesques m’accueillent en aboyant comme des damnés. Je m’immobilise devant la grille qui me paraî d’un coup bien fragile. Mon chef m’avait parlé de releveurs qui s’étaient fait mordre durant leur mission. Je ne comptais pas crever durant mon service aussi appelais- je le proprio. Celui-ci surgit d’un côté de la maison et gueule à ces chiens :

  • Cerbère! Fenrir! Au pied! Ca suffit!

Les 2 monstres cessent leur acharnement sur moi et se retirent. Je pénètre précautionneusement l’entrée.

  • Alors par contre, aucune fichtre idée d’ou qu’y peut être c’te compteur! J’ai bougé ‘ci l’année dernière.

Parfois quelques indications sont notées sur l’application pour nous aider à les trouver. Je les consulte. Emplacement Non défini. Bon, on va faire du jeu de piste. Je parcours l’exploitation avec lui pendant que je lui explique comment la Poste en en venue à faire ce boulot.

  • oh, ‘tendez..C’te plaque, ce serait’y point c’qu’y vous faut?

Effectivement ça y ressemble. le hic, c’est qu’elle envahie de ronces. Je bataille avec mon tournevis pour avancer mais les végétaux sont drus et bien enracinés. Voyant mon embarras, le paysan part chercher une faucille rouillée qu’il me tend. Me voici donc comme un explorateur perdu dans la jungle avec sa machette. Après d’innombrables coups de lame, j’arrive enfin au trésor. Victoire!

Je remercie le gars et m’engouffre dans la Fiat, la pluie s’intensifie. Je décide que c’est assez pour aujourd’hui. Je repars vers Blain à travers les campagnes et les bois. Les vitres embuées me renvoient le reflet de leurs abords verdoyants. La lumière des phares des véhicules que je croise illumine le gris de l’air et du quotidien. Demain, je serai peut-être ailleurs, dans le temps et l’espace, par-delà les monts et les vaux.

Mais pour l’heure, je finis ma journée de releveur de compteur d’eau…

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